CHAPITRE VII
Le couloir achronique donnait sur une petite pièce nue aux murs aveugles et lambrissés, éclairée par une bulle magnétique.
Comme à chaque fois qu’ils sortaient d’un transfert, Anthya et Yvain eurent besoin d’un long moment pour s’accoutumer à la gravité, et cela même s’ils supportaient mieux la gravité légère des mondes du bord du Temps que celle, plus dense et blessante, de l’univers matériel.
Dame Anthya avait pris soin de se changer avant de gagner le satellite de transfert d’Olymbos. Elle portait maintenant une ample combinaison blanche nettement plus pratique que ses habituelles tenues extravagantes. Elle avait enfoui la masse de ses cheveux noirs sous une toque grise et ronde. Ses yeux très clairs paraissaient démesurés dans son visage dégagé.
Yvain n’osait pas encore céder à la pulsion qui le poussait à se pencher sur elle et à l’embrasser. À sa manière très particulière de le fixer, il lui semblait pourtant qu’elle l’encourageait dans cette voie, mais il ne maîtrisait pas les subtilités des relations avec l’autre sexe et il préférait pour l’instant ne pas s’aventurer en terrain inconnu. Et puis les couloirs achroniques, y compris les couloirs intérieurs qui desservaient les principales cités des sous-peuples, n’étaient pas faits pour favoriser les rapprochements. On avait l’impression que le corps s’y désintégrait, se dissolvait dans le flot d’énergie superfluide. Durant les trajets, les Sézamons étaient de purs esprits qui fusaient sur d’impalpables courants.
Une petite porte s’ouvrit sur le mur opposé à l’entrée du couloir. Une grosse femme essoufflée, comprimée dans sa robe bleue, s’introduisit dans la pièce et se précipita vers les deux arrivants.
— Dame et seigneur Sézamons ! fit-elle d’une voix grasseyante. Je suis Mariai, la réceptionniste. La bulle magnétique m’a signalé votre présence, mais comme je n’ai pas été prévenue de votre visite, je n’ai pas pu vous réserver un accueil digne de votre rang…
— Aucune importance ! coupa Yvain d’un ton péremptoire. Nous souhaitons contacter d’urgence le service des expéditions.
Des rides verticales se creusèrent sur le front de la grosse femme.
— Est-ce un ordre des permanentes d’Olymbos ?
— Des Chronodes, mentit Yvain.
Depuis qu’elle avait été affectée à ce poste, la réceptionniste n’avait encore jamais vu surgir à l’improviste des seigneurs des couloirs achroniques. Elle avait du mal à remettre de l’ordre dans ses idées.
— Pourquoi n’ai-je pas été informée par le protocole ?
Yvain lui décocha un regard noir.
— Il me semble vous avoir déjà dit que c’était un cas d’urgence ! dit-il d’une voix tranchante. Au diable le protocole ! Conduisez-nous immédiatement au service des expéditions.
— Bien, bien, seigneur Sézamon.
La grosse femme soupira et s’inclina, autant par déférence que pour dissimuler son embarras. Puis elle les introduisit dans une seconde pièce, où elle demanda, par l’intermédiaire d’un système de communication tubulaire, une escorte officielle pour deux visiteurs de prestige.
— Inutile, intervint Anthya.
— Il ne s’agirait pas qu’il vous arrive quelque chose dans les rues d’arksl, protesta la grosse femme.
— Elles ne sont pas sûres ?
— Des groupes de chasseurs, de pêcheurs et de sondeurs s’y promènent en attendant leur embarquement. Ce sont des hommes, et comme tous les hommes… (Elle s’interrompit, se rendant compte qu’elle allait proférer une bêtise.) Veuillez m’excuser, seigneur Sézamon, le bâtiment des expéditions est situé sur le quai principal du port et…
— Vous ne pouviez pas le dire plus tôt ? maugréa Yvain.
Il saisit Anthya par la main et se dirigea d’un pas résolu vers la porte de sortie.
— Mais votre escorte, gémit la grosse femme. Dame Sézamone… Seigneur Sézamon…
Insensibles aux lamentations de la réceptionniste, ils longèrent un étroit couloir, traversèrent plusieurs pièces en enfilade où vaquaient des femmes vêtues de robes bleues, se retrouvèrent sous un immense porche soutenu par des piliers aux fûts annelés et finirent par déboucher sur le trottoir d’une large avenue. De là, ils dominaient l’ensemble de la cité, qui s’étendait à perte de vue sur le versant d’une haute colline. L’astre Zos déposait une lumière argentée sur les toits plats des constructions.
Les passants qui déambulaient sur les trottoirs étaient en grande majorité des femmes. Les unes tenaient des enfants par la main, d’autres, assises sur des blancs de pierre, donnaient le sein à leur nourrisson. Les voix enrouées des anciennes se mêlaient aux cris aigus et aux rires des adolescentes. De temps à autre passaient des groupes d’hommes, des chasseurs reconnaissables à leur combinaison noire et à leur trident, l’emblème de leur sous-peuple, des pêcheurs sanglés dans leur traditionnel uniforme de couleur rouille et armés de leur harpon. Plus rares étaient les sondeurs, les seuls individus du réseau à pouvoir s’immerger entièrement dans l’énergie-Temps sans risquer la mort instantanée, des êtres à la peau grise, épaisse, lisse, et vêtus d’un court pagne blanc qui ne dissimulait pas grand-chose de leur curieuse anatomie. Tandis que les chasseurs et les pêcheurs s’occupaient des méduses et autres animaux qui encombraient la surface, les sondeurs se chargeaient d’explorer les lits des fleuves, d’affronter les incarnants et d’éliminer tout amas minéral ou végétal susceptible de troubler la circulation de l’énergie. On leur prêtait d’étranges mœurs et eux, de leur côté, ne faisaient rien pour dissiper le mystère dont ils s’entouraient.
L’avenue se jetait quelques centaines de mètres plus bas dans une rue suspendue, une sorte de terrasse qui ceinturait la colline et était reliée au port par d’interminables escaliers. Des écriteaux rappelaient aux badauds que les effets des courants temporels se manifestaient à partir de cette limite.
— Auront-ils de l’effet sur nous ? demanda Yvain.
— Je n’en sais rien, répondit Anthya. À ma connaissance, aucun Sézamon ne s’est un jour aventuré sur les fleuves. Certains administrateurs prétendent que nous sommes immunisés contre les variations d’âge, mais cela reste à vérifier.
— Il est encore possible de renoncer à notre projet, suggéra Yvain.
Elle le dévisagea d’un air farouche.
— Renoncer à ce projet, c’est renoncer à la vie !
Elle désigna arksl d’un ample geste du bras. La ville s’étalait au-dessus d’eux, bruissante, vibrionnante, insouciante.
— Renoncer à ce projet, c’est peut-être condamner les sous-peuples, ajouta-t-elle.
— Rien ne prouve que la disparition d’Anataos soit liée à la présence de Rohel Le Vioter dans le réseau.
— Mon intuition me dit que tu as vu juste.
Elle se rapprocha de lui et glissa les bras autour de sa taille.
— Tu m’as ouvert le cœur et l’esprit, seigneur Yvain, dit-elle dans un souffle.
Elle se dressa sur la pointe des pieds et, indifférente aux regards étonnés ou réprobateurs des passantes, captura agilement la bouche d’Yvain.
*
Une agitation fébrile régnait sur les quais.
Les coques des barges, serrées les unes contre les autres, agitées par une légère houle, se frottaient dans des crissements sourds et répétés. Bien qu’elles eussent peu ou prou la même forme rectangulaire et qu’elles fussent fabriquées dans le même matériau – une roche balsanique extraite par les sondeurs des grands fonds de la mer du Temps –, elles étaient plus ou moins longues, plus ou moins hautes selon leur usage. Les voiles carrées étaient toutes composées de fibres végétales tramées, fournies par le sous-peuple des céréaliers.
Des équipages se préparaient à appareiller. Les fluviales chargeaient des caisses de vivres et des tonneaux d’eau, surveillaient l’embarquement de leurs passagers, pêcheurs, chasseurs ou sondeurs. Des cris stridents et des chants de départ montaient des entrepôts, des ponts ou des passerelles. Çà et là, on procédait aux premières manœuvres : les intermédiaires sortaient les barges de leur aire de mouillage à l’aide de longues gaffes qu’elles manipulaient avec une rare dextérité. Puis, lorsque leur embarcation s’était correctement placée sur le mince canal qui reliait le port au premier affluent du Fleuve, elles rangeaient les gaffes, hissaient la voile, bloquaient les drisses dans les guindeaux. L’ancienne, la navigante, prononçait alors la traditionnelle supplique adressée aux Pères Chronodes et aux Mères des fleuves.
Les Sézamons se frayèrent un difficile chemin jusqu’au bâtiment des expéditions. Dans l’agitation des préparatifs, on ne leur prêta qu’une attention distraite. Les anciennes, déjà installées sur le banc de navigation, houspillaient les intermédiaires et les cadettes au moindre signe de relâchement. La présence insolite de ces deux personnages sur les quais du port d’arksl aurait pourtant eu de quoi surprendre : ils ne présentaient aucun attribut caractéristique des sous-peuples, ni traits, ni vêtements, ni allure, et marchaient d’une manière pataude, maladroite, comme s’ils ne parvenaient pas à s’accoutumer à la pesanteur.
Anthya et Yvain pénétrèrent à l’intérieur du bâtiment des expéditions, un immense entrepôt inondé de lumière grise et séparé en deux parties par un comptoir démesuré. Une foule de fluviales divisées en trois catégories se pressait devant les guichets. Les responsables de navigation s’agitaient frénétiquement derrière le comptoir et, tentant de dominer le brouhaha, hurlaient les noms des anciennes, des intermédiaires et des cadettes qu’elles regroupaient en équipages selon une procédure connue d’elles seules.
— Les femmes que nous avons croisées dans les rues de la cité ne partent jamais sur les fleuves ? demanda Yvain.
— Les matrones de la cité organisent des roulements, répondit Anthya. Et les sédentaires, les fluviales qui sont autorisées à participer aux fêtes de la fécondité, sont dispensées d’expédition. Les sœurs des fleuves sont le seul sous-peuple féminin du réseau : les garçons qu’elles mettent au monde sont répartis entre les sous-peuples masculins. Essayons d’approcher d’un guichet.
Ils y parvinrent en jouant des coudes et des épaules. Yvain avait toutes les peines de l’univers à écarter les robustes femmes qui se dressaient sur leur passage. Il avait l’impression d’être moins dense qu’elles, un peu comme de l’eau comparée aux rochers. En devenant Sézamon, il avait perdu sa matérialité, sa compacité. Et c’était pire pour Anthya, aussi fragile que du cristal et qui semblait sur le point de se briser à la moindre poussée de la foule.
— Qui êtes-vous et que venez-vous faire ici ?
La matrone qui officiait derrière le guichet s’était adressée à eux sans aménité, comme s’ils la dérangeaient dans son travail. Le fichu dont elle se couvrait la tête et les épaules faisait ressortir la sévérité de son visage.
— Nous venons nous renseigner au sujet d’une ancienne expédition, dit Yvain.
— Veuillez déposer une demande officielle auprès des Mères de la cité, répondit-elle sans desserrer les lèvres.
— Nous n’en avons pas le temps, affirma posément Yvain. Il s’agit d’une urgence.
Anthya et lui s’agrippaient fermement au rebord du comptoir pour ne pas être emportés par les vagues tumultueuses.
— Tout est toujours urgent ! soupira la matrone.
Son regard les traversa exactement comme s’ils étaient transparents.
— Je suis le seigneur Yvain, Sézamon du premier échelon ! cria-t-il soudain, hors de lui. Et voici dame Anthya, Sézamone du troisième échelon. Et nous exigeons que vous nous procuriez ces renseignements !
La matrone parut enfin prendre conscience de leur présence. Elle esquissa un sourire qui se voulait conciliant et se fendit d’une rapide courbette.
— Veuillez m’excuser, dame et seigneur. Je n’ai pas l’habitude de recevoir des Sézamons.
Tout autour d’eux, les silhouettes s’étaient figées, comme paralysées par la voix d’Yvain. Un silence profond ensevelit le bâtiment. Les regards qui se tournaient en leur direction exprimaient à la fois stupeur et admiration.
— Il y a quelque temps de cela, vous avez expédié une barge à la recherche d’un être humain invité par les Chronodes à pénétrer dans le réseau, reprit Yvain à voix basse.
— Je ne vois pas à quoi vous faites allusion, seigneur Sézamon.
— Rohel Le Vioter : ce nom vous dit-il quelque chose ?
Des lueurs fugitives traversèrent les yeux gris de la matrone.
— Je ne savais pas que c’était un humain, murmura-t-elle. Je pensais que c’était un grand administrateur d’Olymbos.
Yvain se rendit compte que les Chronodes avaient fait preuve de plus de prudence que lui : ils avaient soigneusement dissimulé les origines du passager. Seules les permanentes d’Olymbos, les Mères de la cité et peut-être l’équipage de la barge avaient été informés de son identité réelle.
— C’est donc de lui que parlent les rumeurs, continua la matrone.
— Quelles rumeurs ?
— On prétend que la disparition d’un père Chronode est liée à la présence d’un humain dans le réseau.
— Où l’équipage avait-il l’ordre de le transporter ?
Elle leva les yeux au plafond, fouilla dans ses souvenirs.
— À la source du grand Fleuve-Temps, je crois. Je ne sais pas ce qu’ils sont partis fabriquer dans ce secteur : il n’y a là-bas rien d’autre que des tribus d’enfants perdus, des hordes de mémoriants sauvages et des cohortes de démons.
Le bâtiment semblait avoir été frappé d’un sortilège. Les fluviales n’osaient ni bouger ni parler, de peur de s’attirer les foudres des prestigieux visiteurs. Les pouvoirs légendaires qu’elles prêtaient aux Sézamons les figeaient dans une attitude respectueuse et craintive.
— À votre avis, vos sœurs ont-elles déjà atteint leur but ? demanda Anthya.
La matrone haussa les épaules.
— Je ne pense pas. Elles sont peut-être arrivées au relais d’elceiS.
— Avons-nous une chance de les rattraper avant qu’elles parviennent à la source du fleuve ?
— Pas sûr. Même en utilisant une barge rapide. Curieux que vous me demandiez ça : un groupe de sondeurs a récemment réquisitionné une barge rapide pour aller explorer la source du grand Fleuve-Temps.
Anthya lança un regard inquiet à Yvain.
— Et vous la leur avez accordée ?
— Ils avaient priorité. Ordre d’un Sézamon du cinquième échelon.
— Vous avez vu ce Sézamon ?
— Non, dame. Un sondeur du nom d’Abraër m’a seulement présenté un document frappé de son sceau.
— Donnez-nous également une barge rapide ! fit Yvain.
La bouche et les yeux de la matrone s’arrondirent de surprise.
— Mais, seigneur Sézamon, nous ne pouvons pas…
Il se pencha par-dessus le comptoir et enfonça son regard dans celui de son interlocutrice.
— C’est la pérennité du réseau qui est en jeu ! articula-t-il d’une voix forte.
— La responsabilité…
— Dame Anthya et moi-même prenons l’entière responsabilité de cette expédition. Les Chronodes vous seront reconnaissants de votre sens de l’initiative.
La matrone s’épongea le front d’un revers de manche puis, après avoir fixé longuement les deux Sézamons, elle prononça une succession de cinq noms.
*
Les vents s’étaient levés et la barge, toutes voiles dehors, volait sur le grand Fleuve-Temps. Aiguillonnées par les ordres gutturaux de Qu’un-Œil, l’ancienne, les trois intermédiaires et la cadette se démenaient pour maintenir l’allure.
La voilure des barges rapides semblait disproportionnée par rapport à leur cubage. Outre la grand-voile carrée, elles disposaient de deux focs triangulaires, un petit et un grand, fixés sur le beaupré. Les câbles de haubanage du mât, qui culminait à plus de vingt mètres de hauteur, étaient systématiquement doublés. Quant à la carène, elle était légèrement incurvée pour offrir le moins de résistance possible à l’énergie-Temps.
Qu’un-Œil, qui était borgne comme l’indiquait son nom, donnait d’incessants coups de barre, cherchait sans cesse le meilleur compromis entre le vent et les courants.
Il n’avait pas fallu longtemps à l’équipage pour apprêter la barge : la matrone avait déclaré leur expédition prioritaire et, de ce fait, les barges de chasse, de sondage ou de pêche avaient dû différer leur appareillage pour éviter d’encombrer le canal de dégagement. Le chant de départ avait été expédié à la hâte, au mépris des coutumes ancestrales, et Qu’un-Œil n’avait même pas pris le temps de marmonner la prière rituelle aux Pères Chronodes. Elle en serait certainement pardonnée : elle transportait deux Sézamons, deux enfants chéris des maîtres d’Olymbos.
Les fluviales n’avaient pas oublié d’embarquer cinq mémoriants. En revanche, elles n’avaient même pas demandé à leurs deux passagers s’ils souhaitaient recourir aux services d’un garde-mémoire. Elles avaient sans doute estimé que les Sézamons, êtres d’essence supérieure, n’en avaient pas besoin.
Leur métabolisme s’était immédiatement adapté aux particularités de la vie sur les fleuves. Si Zos était régulièrement recouvert par un voile sombre au-dessus d’arksl – ce « voile des rêves » qui assurait une alternance jour/nuit et donc un cycle régulier veille/sommeil –, il brillait sans interruption sur les fleuves, et les sœurs ne se ressentaient pas du manque de sommeil. Elles avaient commencé à rajeunir. Le visage marqué de Qu’un-Œil se défroissait peu à peu comme un pétale de fleur baigné de lumière et de rosée. La vitesse de la barge les contraignait à s’abîmer fréquemment dans l’échange mnémonique avec leur mémoriant.
Debout à la proue, Yvain guettait attentivement les éventuels signes de rajeunissement ou de perte de mémoire qui se seraient produits sur lui (cette dernière restant difficile à mesurer car elle s’effectuait à l’insu du souvenant), mais pour l’instant rien ne semblait devoir affecter son métabolisme ou son psychisme, ce qui accréditait la thèse de l’immunité temporelle – ou de l’immortalité – des Sézamons. Il avait seulement la sensation qu’il devenait de plus en plus lourd, de plus en plus dense. Il perdait de cette fluidité, de cette légèreté qui caractérisaient les seigneurs et dames des couloirs achroniques. Il était de nouveau un être de matière dans un monde de matière.
Il n’avait que onze ans lorsqu’il avait quitté Kélonia et suivi dame Ubigaëlle dans les couloirs achroniques. Il avait choisi son apparence définitive, celle d’un jeune homme (il ne le regrettait pas lorsque le regard d’Anthya se posait sur lui), au moment de son intronisation officielle dans l’Ordre sézamonial. Même si sa séparation d’avec sa mère et sa sœur biologiques lui avait causé un immense chagrin, cette nouvelle existence l’avait grisé, enthousiasmé. Il avait vécu des instants de puissance et de liberté inouïs lorsqu’il s’était élancé dans les couloirs achroniques, lorsqu’il avait guidé les peuples primitifs ou décadents sur le chemin de leur évolution. Il s’était installé dans son rôle de dieu rendant visite à ses créatures et, peu à peu, il avait perdu de vue sa propre humanité. Il avait pris conscience que ce n’était pas son amour pour les hommes qui le motivait, mais son propre orgueil, son désir d’apparaître comme un recours, comme une solution. S’il avait créé une dépendance entre ses adorateurs et lui, c’était moins pour leur rendre service que pour jouir de son pouvoir divin.
Il avait voulu s’ouvrir de ses doutes à sa marraine, dame Ubigaëlle, mais il n’avait pas eu l’opportunité de la rencontrer : elle avait demandé à être relevée de ses fonctions pour une durée indéterminée et elle s’était retirée dans un endroit connu d’elle seule.
Il se demanda si la disparition de dame Ubigaëlle n’était pas liée aux récents événements qui s’étaient déroulés à Olymbos. L’avait-on réduite au silence parce qu’elle avait deviné quelque chose ?
— Yvain ?
La voix mélodieuse d’Anthya le tira de ses pensées. Elle gagnait en beauté au fur et à mesure qu’ils progressaient vers la source du grand Fleuve-Temps. Elle paraissait s’incarner, se vêtir de chair. Sa peau, jusqu’alors d’une blancheur irréelle, se parait désormais d’une délicate teinte dorée. Elle avait retiré sa toque, laissant ses cheveux noirs et brillants danser librement autour de sa tête.
— Dame Ubigaëlle, murmura Yvain, je suis presque certain qu’il l’a tuée.
— Qui ?
— L’être qui a réussi à s’introduire dans le réseau et à masquer ses intentions. L’être qui est probablement à l’origine de l’effacement d’Anataos. L’être qui veut empêcher Rohel Le Vioter de retrouver Lucifal. L’être caché parmi le groupe de sondeurs qui a réquisitionné une barque rapide. Il a beaucoup d’avance sur nous.
— Les sœurs des fleuves font ce qu’elles peuvent pour combler notre retard.
— J’aurais dû être alerté par la disparition de dame Ubigaëlle. Elle ne m’a jamais fait part d’une quelconque intention de se retirer. Elle était toujours aussi enthousiaste, aussi désireuse d’assister les humanités. Et elle ne serait pas partie sans me prévenir.
— Cet… être n’a pas pu concrétiser son projet sans bénéficier de complicités. À Olymbos, mais aussi parmi les sous-peuples.
— Il a dû exploiter les failles du réseau-Temps. Certains ressortissants des sous-peuples sont prêts à tout pour gagner des crédits d’immortalité.
Anthya leva les yeux sur lui et le dévisagea d’un air grave.
— Pourquoi es-tu entré au service du réseau, Yvain ? Pourquoi n’es-tu pas resté sur ton monde ?
Un voile de tristesse glissa sur le visage d’Yvain.
— Mon corps n’était pas adapté à la gravité des mondes matériels, répondit-il d’une voix sourde. Je vieillissais plus vite que les autres Kéloniens, plus vite que ma mère et ma sœur. J’avais entendu parler de dame Ubigaëlle, que nous appelions alors la pythonisse, et j’ai tout mis en œuvre pour la rencontrer : je savais depuis toujours que ma place était auprès d’elle. Mais toi, tu ne m’as jamais parlé de tes origines.
Anthya se détourna et s’abîma dans la contemplation de l’énergie-Temps. Le fleuve était d’une largeur telle que l’on distinguait à peine les montagnes de la rive opposée. Un soubresaut agita la barge, qui ralentit tout à coup comme si elle traversait un fort courant contraire.
— Un banc de méduses ! s’écria la cadette.
Les intermédiaires se saisirent de leur harpon et commencèrent à disperser les milliers de ces créatures éphémères qui grouillaient à la surface de l’énergie noire.
*
Se serrant l’un contre l’autre, Anthya et Yvain parvinrent à s’allonger tous les deux sur la même couchette. Un besoin les avait soudain saisis de s’isoler, de jouir pleinement l’un de l’autre, à l’abri des regards indiscrets. Avant de descendre dans la cabine, ils avaient ordonné à Qu’un-Œil et à ses sœurs de ne les déranger sous aucun prétexte.
Pendant un long moment, ils restèrent immobiles l’un à côté de l’autre, interdits, n’osant pas se regarder. Puis, comme averties par un mystérieux signal, leurs lèvres et leurs mains volèrent les unes vers les autres.
Les mains d’Anthya, adroites et volages, arrachèrent les vêtements d’Yvain, ses doigts creusèrent des sillons brûlants sur son torse, ses dents le mordirent jusqu’au sang. Il caressa sans se lasser la peau de sa partenaire, il but à la source de sa bouche, recueillit sur la pointe de sa langue le miel de ses nymphes.
— Je suis ta première femme ? demanda Anthya dans un souffle.
Ses lèvres gonflées et ses yeux brillants la rendaient à la fois séduisante et vulnérable. Il acquiesça d’un mouvement de tête.
— Tu n’es pas mon premier mâle, ajouta-t-elle, mais tu es le premier qui me fasse goûter à l’humanité. Avec les autres, je me sentais bien, avec toi, je me sens vraiment femme.
Elle se glissa sous lui et écarta les jambes.
— Viens.
Yvain fendit avec suavité cette chair offerte.
Alors qu’ils goûtaient la paix des sens dans le silence de la cabine, Anthya se redressa sur un coude et plongea son regard dans celui d’Yvain.
— Les courants temporels ne nous font pas vieillir, murmura-t-elle, mais nous ne pourrons plus jamais emprunter les couloirs achroniques, nous ne serons plus jamais des Sézamons.
Il hocha la tête.
— Je sais : nous devenons de plus en plus denses. Est-ce que tu le regrettes ?
Elle se pencha sur lui et l’embrassa tendrement.
— L’immortalité commençait à me peser. Je suis de plus en plus attirée par l’humanité. Par un humain plus précisément.
— D’où viens-tu ? Tu ne m’as pas répondu tout à l’heure.
Elle posa l’index sur les lèvres d’Yvain.
— Il est des questions qu’il vaut mieux ne pas poser.